Portraits de l'artiste en enfant du siècle
Olivier Py
2010



Le travail de Gabriel Mulvey est essentiellement autobiographique.
Autobiographique, non au sens où il rendrait compte des anecdotes de son vécu, mais de manière plus profonde, politique, introspective. Chaque tableau est comme le détail d'une fresque autobiographique constituée d'autoportraits; c'est le chemin d'une âme en peinture, la peinture étant elle même un élément autobiographique déterminant.
Comme on le sait l'autoportrait est souvent programmatique. En ce sens les autoportraits de Gabriel Mulvey, qui ne fonctionnent d'ailleurs pas toujours comme reproduction iconique fidèle, interrogent la personne plus que le visage, l'homme dans sa génération plutôt que l'ego, le mortel plus que le citoyen, le peintre plus que l'individu. Programmatique en cela donc que l'autoportrait est l'outil privilégié pour la formulation d'un projet pictural. Il s'agit avant tout de portraiturer le rapport de l'artiste avec la peinture elle-même.
C’est un portrait du peintre plus que de l'homme, même si on ne retrouvera pas les attributs obligés de la peinture, chevalet, pinceaux, palette. Leur absence est significative car le peintre ici est confronté à son époque technologique, et à ses nouvelles configurations.

Ces autoportraits ne présentent pas le vécu de l'artiste comme dans un autoportrait du XIXème siècle, image romantique de l'artiste exalté. La silhouette du personnage-narrateur y est parfois vue à des âges différents avec des visages différents, et sa nudité peut s'habiller d'accessoires allégoriques: un téléphone, une canette de bière, des lunettes de soleil. Enfin cette peinture peut se passer de la figure de l'artiste et n'en être pas moins réflexive: une boîte de médicament, un ordinateur portable, un journal oublié sont tout autant des figures de l'artiste; le visage du peintre y apparaît incidemment pour rappeler que l'objet lui-même fait ici office d'autoportrait...

Dans ce dispositif mental, ce narrateur-personnage est souvent nu aux prises avec son angoisse ou son questionnement, la nudité renvoyant à la nudité de l'âme face à l'inaccessibilité des finalités. La solitude, la douleur, l'inquiétude, parlent à la première personne, détachées du social ou du psychologique. Gabriel Mulvey se fait ethnologue de lui même, non pas parce qu'il se pense un sujet d'exception, mais au contraire parce qu'il se voit comme suffisamment banal pour atteindre à l'universel. Ce jeune homme au corps mince est exemplaire d'autres jeunes gens, d'autres hommes, et enfin de l'humanité souffrante. Bien sûr ce corps mince rappelle les représentations christiques, sans que le religieux soit un motif central de l'oeuvre.

Fillthis 1


Bien que certains éléments réalistes le relient à sa génération, pour lui ses errements, ses questions sont souvent épurées et dé-contextualisées. C'est l'aspect classique de cette peinture qui se donne tout d'abord sans référent patrimonial, mais qui retrouve par le geste de l'autoportrait l'héritage de la peinture la plus traditionnelle.
Dans "Fill this Space", on peut interpréter l'espace à remplir comme celui du tableau, laissé libre par la figure décentrée autant que l'espace intérieur de l'artiste en quête de réponse sur son identité et son destin. Les mots remplissent en effet cet espace, et la peinture est offerte comme réponse à la question posée par la peinture. Ce motif de réflexivité, s’impose aussi dans cette peinture double où le personnage contemple un miroir ou un écran alors que des lettres à demi effacées tracent un "Then Who Am I", dans un écho pictural comparable à celui de l'image dédoublée; ce corps du peintre regardant le corps peint confère aussi à la peinture un rôle apaisant, voire thérapeutique.

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Certains éléments de la biographie de l'artiste apparaissent avec discrétion. L'homosexualité et l'érotique masculine, l'origine anglaise dans le choix des formules (langue maternelle pour l'artiste, mais aussi langue universelle aujourd'hui), le monde de l'hôpital et de la psychiatrie qui sont, bien plus que le lieu d'une double profession ou un élément du parcours biographique, le lieu équivalent à la peinture d'une méditation sur l'humain.
Beaucoup de points d'interrogations jalonnent la pensée à l'oeuvre et la poussent vers un scepticisme ou un agnosticisme affirmé. L'artiste ne sait pas. L'homme ne sait pas. Le peintre se demande si on peut encore peindre, dans quelle mesure ce geste de peindre peut s'inscrire encore dans le système culturel.

TorroniCadere DSAMondrian 3 & 4


C'est peut être le sens de ces dessins et esquisses dans lesquels le peintre se voit en reflet humoristique dans les oeuvres des grands artistes modernes et contemporains. Le visage dans un Mondrian est inquiet de sa place dans l'art, le visage maquillé par Toroni pose à lui seul la question du devenir de l'art. Ces références à l'art contemporain institutionnel placent le geste de l'individu plus haut que la reconnaissance culturelle. Mais elles posent aussi des questions culturelles majeures : "qui décide de qui est artiste?", "Qu'est ce qui est contemporain?", "l'art peut-il vivre sans référence?" "L'histoire de l'art est-elle une histoire des hommes ou des mouvements artistiques…" Cette série d'autofigures dessinées est donc un portrait de l'artiste en obscur, en exilé, voire en proscrit du marché de l'art et des notoriétés organisées.

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Il s'agit de portraiturer son identité plus que son visage. Ou encore mieux de portraiturer sa perte d'identité; c'est le cas des oeuvres qui s’inscrivent dans une critique du tout virtuel. Dans "primary connection" des hommes identiques sont reliés par des fils d'ordinateurs, le même fracas silencieux semble les habiter. C'est la vision d'un homme aux prises avec une identité modélisée par la technologie, donc le contraire d'une identité, étrange portait que celui de l'homme qui finalement avoue ne pas avoir de visage hors de Facebook, de sa console, des photographies de son iphone.

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Les objets Apple sont déclinés non pas comme des reproductions hyperréalistes mais comme des toiles, c'est-à-dire dans la grammaire de la peinture muséale. Dans une oeuvre intitulée audacieusement “retable“ un ordinateur portable, fait de tableaux associés, présente la page Facebook de l'artiste. C'est la peinture critique d'une génération entière, de ses modes de socialisation, de sa recherche de mythes. La peinture y est critique en cela qu'elle montre l'objet virtuel comme incapable de fonder une identité. D'ailleurs la page Facebook décline les signes de l'absence et de la solitude que ce média prétend résoudre. Mais la Peinture n'est pas seulement critique des médias, elle est réponse: le peintre n'est pas réductible à un objet de consommation courante, le temps de la Peinture n'est pas la vitesse vide des connexions, l'image en Peinture vaut plus par sa valeur symbolique que par l'exactitude de ses pixels, et la Peinture peut tout regarder avec un regard résolument neuf et pourtant séculaire.
Et avant tout c'est le corps qui doit être réinventé par le geste de peindre.

L'art de ses dernières années a profondément renouvelé le rapport au corps, comme un remède aux années conceptuelles dures. Ici le corps est d'abord une oeuvre en soi. C'est la première génération occidentale qui a conçu son propre corps comme l'espace révolutionnaire qu’avait prophétisé Michel Foucault. Le corps de cette génération est politique. Sa sexualité est une expérimentation artistique. Piercing, tatouages, design corporel, font partie du quotidien aujourd'hui banalisé d'une génération. Ce travail sur son corps, il était juste que des artistes en témoignent avec le naturel d'un combat vital. C'est leur corps qui a été la première toile, ils l'ont voulu, transformé selon une image idéelle; cette idée ou cette idéologie est celle de l'alter mondialisme, de la lutte de l'individu face à un déterminisme commercial.
La toile et la chair ont pour cette génération des amitiés particulières. Ce corps offert sans complaisance est la garantie d'une sincérité qui doit suppléer aux raffinements conceptuels. “Ceci est mon corps“ disent ces peintures, et ceci est le corps de mon siècle, l'être dans sa nudité et sa fragilité se donne non pas par exhibitionnisme mais comme témoin du désarroi de notre temps. Ce corps est un corps stigmatisé et ces stigmates loin d'être mystiques sont ceux d'une angoisse existentielle. Le corps est l'espace politique et la mesure historique d'une génération qui ne se reconnaît ni père ni maître, et recommence à partir d'elle-même une aventure spirituelle.
Comme le particulier le plus intime s'ouvre à force d'intimité vers le général et l'universel, cette représentation de soi est aussi celle d'une génération.

Au-delà des signes séculiers comme les objets technologiques, ce sont le lettrage, la palette, la facture même de l'oeuvre qui appartiennent à leur époque. Par la peinture, c'est-à-dire par un procédé lié à une histoire de la représentation, il y a une volonté de donner à cette génération ses lettres de noblesse. Génération d'internet, du téléphone portable comme prothèse, mais aussi génération de la mondialisation et de l'effondrement des grandes utopies, elle s'interroge à partir des outils qui lui sont propres, le corps, la nanotechnologie, la virtualité.
Ceux qui veulent comprendre cette génération se doivent de méditer sur ce que ses artistes en disent. Elle vit comme au bord d'un gouffre civilisationnel et survit par des médiations toujours plus complexes dans une société qui n'a pas pensé sa venue. La dignité d'une génération tient simplement au récit qu'elle est capable de donner de sa souffrance, et elle est à ce point irremplaçable, à condition d'oublier l'exotisme de la jeunesse. Il ne s'agit pas de jeunesse mais de signes des temps que les aînés n'auraient pas inventés.

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La présence des écrans dans la peinture de Gabriel Mulvey n'est pas une posture, elle est le reflet d'une génération qui ne pense plus son propre corps comme séparé de la technologie. Au point que dans certaines toiles, l'écran, celui de l'iphone ou de l'ipad est inséparable de l'univers mental. Mais il n'y a pas d'idéalisation du virtuel, au contraire la Peinture est comme un remède à la virtualité. Dans une toile intitulée “No new message”, l'addiction à cette virtualité montre le personnage sur fond noir tenant son portable dans une main tandis qu'au-dessus de lui, des lettres de néons inscrivent "no new message". Ce n'est pas seulement le récit autobiographique d'un homme en prise à l'attente de l'être aimé, c'est aussi le portrait plus large d'une génération qui fait du sms un mode de communication vital. Mais surtout cette toile exprime la vive conscience que la virtuosité médiatique d'internet, qui est le centre identitaire d'une génération, n'a pas apporté de message. Une génération qui a tous les moyens d'envoyer des messages n'en a pas de nouveaux, ou même n'en a pas du tout. La révolution de Facebook n'a pas été le vecteur d'une révolution politique ou théologique. Rien de nouveau, donc, l'oeuvre semble nous inviter à ne plus croire à la nouveauté technologique ou même à l’émergence d'un message. La peinture n'est pas le lieu d'un nouveau message dont les prédations publicitaires nous inondent, elle est le lieu des anciens messages, ceux de l'humanité inquiète. No new message.

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Cette génération est une génération du doute et de l'inquiétude, éloignée des grands maelströms idéologiques du siècle passé, lassée des révolutions successives de la modernité, confrontée à l'absence de nourriture spirituelle et condamnée, à son corps défendant, à un marché toujours plus violent de ses propres affects. La drogue, la musique pulsionnelle, l'addiction aux jeux vidéos sont le dernier ressort d'une libido des enfants du siècle qui ont poussé le désenchantement plus loin que leurs aînés. Ce pessimisme de la peinture de Gabriel Mulvey exprime aussi les causes d'un mal être existentiel dans les découragements collectifs. L'homme d'aujourd'hui est seul devant un écran et ne se connaît plus lui-même que comme écran. Il doute de son existence même et c'est là que le geste archaïque de peindre s'apparente au plus humain de l'humain. En témoigne cet iphone, comme une miniature, où les applications apple sont disposées en place des organes vitaux sur le corps représenté de l'artiste. Ou cette serie de petits formats où les gestes les plus fondamentaux - regarder, parler, prendre - sont adossés aux logos des applications internautiques. L'homme, le jeune homme y est dépossédé de ses organes et de ses gestes, donc de sa liberté la plus substantielle.
Plus noire encore, la virtualité “technoolique” et marchande pourrait être le suaire d'une génération qui a cru vivre grâce à ces béquilles de subjectivité.

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“Motionless in IBodyBag” présente l’artiste dans un suaire noir à demi obturé par une fermeture éclair et fait à l’évidence d'une toile peinte. Il s’agit donc bien de peinture même si la forme de l’oeuvre évoque les gisants médiévaux dans une version miniaturisée. Ce suaire est étiqueté par le sigle Apple et l’oeuvre associe donc le monde du software à la mort dans une sorte de vanité moderne. L’oeuvre semble dire que l’artiste et sa génération vivent comme des morts dans le rapport et la dépendance qu’ils entretiennent avec les écrans et les technologies que propose la révolution informatique.
Pourtant l'artiste pourrait dire de cet objet-peinture que c'est une toile; la toile comme suaire, la peinture comme funérailles.

Car on doit s'étonner de ce choix de peindre, alors que tant de technologies nouvelles permettent une iconographie plus en accord avec le temps. Comme toutes les peintures dignes de ce nom, la peinture de Gabriel Mulvey est une interrogation sur le geste de peindre et ses procédés - la surface, le support, la couleur. Interrogation qui est toujours politique, autant que spirituelle. Cette peinture est, en ce sens, primitive par ce qu'elle se veut rarement en référence directe à l'héritage pictural, mais elle est aussi savante puisque elle est son propre sujet. Et c'est par là qu'elle conquiert son héritage.

La peinture est d'abord présentée comme toile, cette toile joue avec d'autres toiles qu'elle singe, la toile de boîtes de lait, la toile d'un suaire, la toile d'un écran de vidéo mais surtout la toile d'internet, toute l'oeuvre pourrait être pensée comme un jeu de mots sur la toile du WEB, vu comme toile de peintre. La peinture est ainsi essentiellement définie non comme mode de reproduction mais comme présence même de ses effets, la toile et l’acrylique. Une toile peinte qui montre la peinture comme geste artisanal, manuel et lent. La lenteur est un élément de l'oeuvre elle-même.
La peinture est un lieu de médiation et vaut d'abord par la lenteur de son procédé, c'est cette lenteur qui redonne du temps au temps et place l'artiste au coeur de sa quête (que l’on retrouve dans la préoccupation d'Opalka, par exemple, cité dans un des dessins); son inquiétude devient alors une question.

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La peinture s'oppose en cela aux écrans, autres surfaces, autres modes de représentations qui ne laissent qu'une liberté apparente, puisque liés aux phénomènes de vitesses. Dans "Sixty years later”, on voit l'artiste vieilli contempler un écran vide, cette angoisse de passer à côté de la vie est accentuée par un lieu sans fenêtre et sans décoration, un grand bleu où rien n'est accroché. Un vide parfait. Cette fascination morbide pour l'écran trouve son remède dans la peinture elle même, les murs de la pièce ne sont pas des murs, mais des surfaces peintes, l'écran est en rivalité avec la peinture, fut-elle peinture murale. La peinture est surface, l'écran est profondeur, mais la profondeur de l'écran est une profondeur vide, et la surface de la peinture est le support de la profondeur de la subjectivité.

La peinture de Gabriel Mulvey ose poser la question, encore une fois générationnelle de la place de l'écran dans nos représentations et notre devenir. Une vie face à l'écran ce n'est pas une vie, c'est un vieillissement prématuré comme celui que l'artiste s'inflige à lui même. Mais la Peinture est une réponse, dans sa matérialité, peindre c'est vivre, peindre c'est le Réel. Peindre c'est incarner le temps, c'est réapprendre la dimension humaine. Il y a là un retournement copernicien de la conscience picturale. La peinture n'est plus le trompe l'oeil, l'artifice ou la falsification, elle est le Réel. Elle est même investie d'une force rivalisant avec les pouvoirs virtuels, avec le pouvoir suprême des écrans mondialisés, la peinture définit l'individu seul, présent, révolté, face à la globalisation et à la reproduction mécanisées des désirs et des subjectivités.

La société de consommation est entrée dans sa phase réflexive puisqu'elle ne vend plus seulement des objets mais des subjectivités technologiques. La peinture est une réponse, humble et originelle, à cet état de fait. Si la peinture rupestre était l'empreinte d'une individualité qui refuse sa dissolution dans le Tout cosmique, cette peinture, post-virtuelle, est celle d'un individu qui, au nom de sa génération, refuse l'ensevelissement dans les techno-subjectivités marchandes.

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Que nous apprendrait la peinture que nous ne sachions déjà sur les écrans? Que les écrans sont des vides et qu'il faut apprendre à les regarder. La force de cette peinture est de jeter les yeux sur ce qui est invisible à force d'être vu, l'écran. L'écran ici est un gouffre, sans message. Ce "No new message" peut aussi être interprété au-delà du psychologique, comme une parole sur la vacuité et la vanité des écrans, et le visage de l'artiste dans un Ipad nous le rappelle avec élégance. C'est l'image de l'artiste dans un miroir lui-même dans le miroir de l'Ipad: tout est vanité, que restera t-il d'un visage, que restera t-il d'une vie confiée à l'archivage de microsoft? Et si le média est sans nouveau message, autant revenir au média le plus ancestral, qui dira au moins l'absence de message, le vide conceptuel, le froid identitaire.

Une oeuvre qui présente à la fois un projecteur peint et son image sensément projetée offre le panorama épique d'une quête de l'autre côté du miroir des écrans. Cette oeuvre récapitule les thématiques et les modes d’expression de l’artiste à la manière des chefs-d’oeuvre de compagnons. Elle est faite de deux pièces distinctes: un projecteur vidéo et l’écran. Le projecteur est entièrement réalisé à partir de toile peinte sans volonté de trompe l’oeil, et l’écran reçoit l’image que le projecteur est censé projeter. L’image se retrouve d’ailleurs anamorphosée dans l’objectif du projecteur. L’objet de cette peinture n’est donc pas seulement un auto-portrait de l’artiste, mais ce que serait cet auto-portrait rétroprojeté sur un écran à un instant T, et de plus légèrement décadré. L’ensemble de l’oeuvre confirme le rapport critique de l’artiste à une société des écrans dans laquelle l’identité véritable est comme plongée dans une obscurité inquiétante. En effet, l’image censée être projetée montre l’artiste dans une quête nocturne, comme celle des lieux de rencontre du monde homosexuel. L’égarement du personnage représenté est l’égarement d’un homme qui se cherche parmi les représentations et les écrans, et désespère de rencontrer la réalité. Cette réalité, comme dans l’ensemble de l’oeuvre de l’artiste, est rendue possible par la pratique de la peinture. La peinture est le réel salvateur dans l’illusion vertigineuse des images projetées.

Il ne s'agit pas de révolte mais seulement de critique, de regard, de distance avec un monde virtuel qui se donne comme remède à son propre dérèglement symbolique. La peinture désamorce l'extase matérielle des écrans et de la présence différée pour tenter de réapprendre à vivre.

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Enfin, c'est par la présence même de l'artiste mis en scène que la peinture est présentée comme geste sauveur. On arrive à un niveau vertigineux de mises en abîme quand l'artiste se voit lui même prolongé par une ombre qui trahit la texture de la peinture. Son ombre est peinture, sa peinture est ombre. Ce n'est pas une ombre noire mais une ombre peinte, affirmée comme telle. C'est le peintre qui se regarde non pas peindre mais regardant la peinture. Dans une autre toile le double a les reflets vitreux d'une image de synthèse, et la peinture elle-même est double ou dédoublée. Qui suis-je si ce n'est peinture? semble dire l'artiste. De même dans cette autre oeuvre “Colourful revenge“ où des coulées de couleurs semblent sortir du corps de l’artiste et l’habillent entièrement. Non seulement son identité est authentifiée par le geste de peindre et de témoigner de la gravité de son combat, mais encore la peinture renvoie comme telle à la caducité de l'existence, l'homme n'est fait que de peinture et d'énigme, fragile comme la surface d'une toile, profond comme le miroir.

Ces oeuvres sont peut-être des vanités modernes, mais elles ne se contentent pas de décliner la figure du crâne, la morbidité complaisante ou les péremptoires rappels de la mort. Vanités non comme rappel de la mort mais comme prise de conscience de la vacuité, de la caducité de l'existence humaine, de la fragilité des constructions culturelles, et du dérisoire des illusions d'immortalité.



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Le temps donc est la syntaxe de la mort. Dans “Fucking Ego“, peinture-objet à plusieurs faces, l'artiste s'amuse à présenter sa propre exposition sur un dernier exemplaire du quotidien 20 Minutes. Combien de temps l'artiste sera-t-il vu? 20 minutes. Combien de temps dure une vie, la postérité, l'éternité de la culture: 20 minutes. Glaçant, puisque la peinture est censée survivre à la mort de l'artiste, amusé aussi, car l'art n'est peut-être aujourd'hui qu'un objet de mode, un évenement journalistique, qui ne mérite pas plus de 20 minutes... Ce quotidien d'ailleurs décline sur sa Une la question du temps, une référence à Vermeer, le temps qu'il fait, un article sur l'amour à distance et le manque de temps, une publicité sur une connexion infinie et rapide… Enfin, pour parachever cette oeuvre sur le temps, un ticket de tramway oublié est peint en trompe l'oeil au-dessus du présentoir. Quand on sait que les tickets délivrés ne sont valables qu'une heure on comprend sa place sur le dispositif. Le visage de l'artiste y apparaît au téléphone comme illustration d'un article de société sur les amours virtuelles.

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Ces objets-peintures apparaissent avec discrétion. Une boîte de médicament, un projecteur, un ordinateur portable, un iphone oubliés pourraient passer inaperçus dans une galerie, autant que ce présentoir bleu du journal 20 minutes, presque réaliste. L'artiste ne se prétend pas tonitruant dans ses affects, au contraire il dit que l'être des choses est discret, et que le regard doit prendre le temps. L’oeuvre n'est pas un objet de consommation mais un assemblage de toiles peintes si on a le temps de le discerner. Ainsi, le temps dont a besoin la Peinture est aussi le temps de l'observation d'une oeuvre, qui n'est pas le temps d'un téléchargement. Du reste ce téléchargement est montré dans "Loading" à la manière d'un soleil illusoire, d'une fleur sans vie, où le visage de l'artiste apparaît dans l'irradiation des barres du logo d'attente. Attente, impatience, vitesse sont des rapports au temps qui rendent impossible l'éclosion d'une véritable identité. L'oeuvre de Gabriel Mulvey est morale quand elle nous rappelle que l'humanité ne peut aller plus vite que sa propre conscience des choses, et que le temps est aussi la syntaxe de l'être.

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Dans "Life", deux boîtes de lait se regardent et s'inversent. Elles sont toutes deux à moitié peintes, comme le ying et le yang d'un quotidien acheté au supermarché, la marque de fabrique est la signature de l'artiste, le logo commercial est subtilement remplacé par la silhouette du peintre qui court, qui court pour rattraper la vie. L’oeuvre s'intitule “vie”, une vie à demi exaucée, à demi finie, à demi formulée. La vie dans la peinture serait la vraie vie, et la vie absente, celle de la consommation? Du quotidien? De l'attente métaphysique déçue?

Car Gabriel Mulvey n'attend rien, il n'espère rien. Il veut seulement apprendre à vivre, apprendre à vivre par la Peinture. Apprendre à vivre c'est trouver sa place, ici et maintenant, et non plus se rêver unique et éternel dans le miroir de la consommation. Apprendre à vivre pourrait même être considéré comme le but ultime de la peinture. Au cours de son chemin artistique le personnage représenté s'est mis à avoir des yeux de plus en plus profonds, des deux points jetés des premières peintures on arrive à ce regard tendre et douloureux. Qu'est-ce que la peinture? Un regard évidemment, mais c'est peut-être la première génération pour qui avoir des yeux n'est pas une banalité; tant le doute sur ce qui est montré est puissant, tant la capacité du regard libre est filtrée par la mise en scène de l'image. Les projecteurs, les écrans, les photographies déferlent sur un monde qui pour la première fois est mis en péril dans son écologie du regard. Apprendre à regarder c'est apprendre à vivre, apprendre à vivre c'est apprendre à regarder la vie, sentir la présence, éprouver la lenteur.

L'artiste cherche à travers le jeu savant des citations, et l'entremêlement des lignes de sens, un art originel plus qu’original. Un art de la sincérité absolue. Le geste est ramené à la plus simple recherche de l'art, se chercher soi. Gabriel Mulvey cherche à être au plus prés de son expérience intérieure. Cette expérience intérieure nous est présentée avec l'impérieuse nécessité des oeuvres singulières. Cette expérience intérieure est retournée comme un gant par les toiles et les dessins de sa propre perte de sens, de son inquiétante vacuité, de son douloureux éparpillement identitaire.
Peinture remède qui ne prétend sauver qu'elle même et qui, par là, sauve le sens même du geste de peindre, être au monde, être au monde en état d'image comme en état de grâce.

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1 Sans titre 2010 Acrylique sur toile 60 x 70 cm
2 Sans titre
2010 Acrylique sur toile 50 x 60 cm
3 Sans titre
2010 Acrylique sur papier bristol 21 x 29,7 cm
4 Sans titre
2010 Acrylique sur papier bristol 21 x 29,7 cm
5 Primary Connection
2010 Acrylique sur toile 90 x 70 cm
6 Retable
2010 Bois, toile, acrylique approx. 35 x 25 x 28 cm
7 No New Message
2010 Acrylique sur toile 80 x 80 cm
8 Apps
2010 Bois, toile, acrylique 4 x (15 x 15 x 2 ) cm
9 Motionless in IBodyBag
2010 Bois, toile, acrylique, argile 67 x 20 x 11 cm
10 60 Years Later
2010 Acrylique sur toile 120 x 100 cm
11 Sans titre
2010 Bois, toile, acrylique 18,5 x 20 x 1 cm
12 Colorful Revenge
2010 Acrylique sur toile 60 x 70 cm
13 Fucking Ego
2010 Bois, toile, acrylique, plexi 40 x 30 x 100 cm
14 Sans titre
2010 Bois, toile, acrylique 10,5 x 4,5 x 2,5 cm
15 Life
2010 Bois, toile, acrylique 2 x (5,5 x 9 x 19) cm
16 Untitled
2010 Bois, toile, acrylique 30,5 x 19 x 2 cm


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